Dans
Cris et chuchotements, tout est juste, poignant, obsédant. Les séquences se succèdent et s'impriment en nous comme des traumatismes, des images qu’on ne peut oublier parce qu’elles représentent une vérité, aussi cruelle soit-elle.
Quand on connaît la douleur, la faiblesse, le désarroi d'une maladie, on est frappé par l'implacable justesse de ce premier plan où Agnès s'éveille et où son visage se contracte peu à peu, comme si la douleur recouvrait sa mémoire, un moment endormie, éloignée, et qu'elle s'imposait peu à peu, comme une évidence qu'elle ne peut semer. C'est un plan incroyablement violent, riche de cet art de la suggestion qu'a toujours eu Bergman et qui plutôt que de montrer la douleur, la fait ressentir avec une redoutable efficacité.
Il y a le tic tac des pendules, le temps qui fuit d'entrée, douloureusement, chaque seconde est un souffle qui s'éteint, chaque mot prend un écho étrange car c'est peut-être la dernière fois qu'on le prononce, il y a aussi le dernier moment de répit où l'on peut parler ou bien se souvenir, se calmer...
Tout dans ce film a une résonance particulière. Cette sensibilité au temps qui commence à manquer était déjà sensible dans
Le Silence (1963) avec lequel
Cris et chuchotements entretient de nombreux points communs (le huis clos, la malade alitée et souffrante, la proximité de la mort).
Harriet Andersson est impressionnante. Elle fait ressentir les accalmies fragiles avec finesse, elle est poignante dans sa douleur d'une insoutenable intensité dans les moments où elle a la respiration sifflante et où elle hurle sous les assauts de son mal atroce.
Cris et chuchotements est véritablement dérangeant dans son oppression constante et inquiétante. Les murs sont tendus d'un rouge sanglant et éclatant qui ne permet pas d'oublier la maladie, la longue agonie. Même les flash-backs avec lesquels on quitte cet univers confiné ne permettent pas de respirer. Ils sont impitoyables et font apparaître les trois soeurs du film sous un jour cru, violent.
Ainsi, le souvenir d'enfance d'Agnès qui aurait pu être un réconfort évoque sa mélancolie et la froide distance de sa mère. Maria, soeur d’Agnès incarnée par Liv Ullmann, d'apparence douce et belle, se souvient d'un épisode assez rude pour elle également, lorsque son ancien amant démasque sa froideur, sa dureté, son cynisme et son indifférence sous le masque trompeur de sa gentillesse. Elle est aussi d'une manière plus subtile celle qui supporte le plus mal la proximité d'Agnès, qui voudrait fuir, se cacher dans une réaction de lâcheté commune. La froideur de Karin, l'autre soeur incarnée par Ingrid Thulin, masque une nature trouble et dérangée. On revisite un épisode de son passé où elle pratique une automutilation devant son mari extrêmement strict. Elle est celle qui supporte la souffrance de l'agonisante sans trop s'en approcher, qui va régler les détails pratiques d'une manière cassante et sans tendresse.
Seule Anna, la servante, apporte un peu de réconfort à la convalescente, en la prenant dans ses bras, en l'entourant de son étreinte chaleureuse. C'est ce contact simple et animal seul qui peut un moment soulager les très grandes douleurs. Elle la presse contre sa peau, contre son sein, l'embrasse. Mais elle ne sera pas épargnée par la souffrance qui a tout envahi et ne jouira d'aucune considération pour sa prévenance, sa tendresse et son dévouement, elle en sera même méprisée.
La souffrance hante chaque scène comme une ombre constante. La mort même ne vient pas délivrer Agnès. À la faveur d'un songe d'Anna, la martyre cherche encore à toucher ses soeurs qui prennent peur. Juste après la mort de la convalescente, on assiste à la terrifiante oraison d'un pasteur qui évoque la dignité que Dieu lui a trouvée pour la gratifier d'une si grande souffrance avant d'avouer son doute et la profonde crise spirituelle que cette agonie éveille en lui.
Maria et sa tendresse enjôleuse parvient à apprivoiser sa soeur d'abord rêtive à tout contact. Mais une fois le choc du deuil passé, les caractères se remettent en place. La gentillesse de Maria n'est qu'un masque de bonne conscience et Karin est contrainte à refouler la tendresse qu'elle avait dans un moment d'égarement, osé éprouver.
Dans
Cris et chuchotements, la douleur et la mort passent. Cette crise révèle et bouleverse les esprits, les met à nu. C'est le seul grand serum de vérité sur la vraie psychologie des gens avant qu'ils ne se réfugient dans le confort, les faux-semblants et l'hypocrisie coutumière de la vie qui reprend son cours.
Ingmar Bergman est le seul à provoquer une identification si intense et si douloureuse, à nous plonger dans notre intimité et ses secrets, à nous confronter à nos lâchetés, à notre nature profonde, à savoir explorer nos ténèbres avec tant de justesse.
Pierre Silvestri